La France est peut-être la patrie mondiale de l'amusie...
C'est à dire, le pays où la pratique concrète de la musique avec son corps (chant) ou par l'intermédiaire d'un instrument (musique acoustique) est la moins développée de tout l'Occident.
Pour des raisons à la fois historiques et idéologiques, les élites politiques et culturelles françaises préfèrent la "grande" littérature ou la peinture ou d'autres disciplines artistiques à la musique ou à la poésie ("la chanson un art mineur", disait Gainsbourg qui voulait être d'abord un artiste peintre) : le roman, le théâtre, l'essai politique ou philosophique, bref, les belles lettres sont toujours les préférées dans notre bon pays où même les candidats à l'élection présidentielle s'obligent àécrire un livre.
Quand il s'agit de musique, la tradition française, pendant près de deux siècles, ce fut d'aller à l'opéra ou à l'opérette ou d'écouter de la musique de fanfare en plein air, ce qui fit dire, en 1901, au journal "le Ménestrel", dans un mot resté célèbre, qu'il y avait en France trois types de musiques,"la bonne, la mauvaise et celle d'Ambroise Thomas" depuis que le directeur du Conservatoire de Paris avait imposéà toutes les fanfares militaires du pays une nouvelle version officielle de La Marseillaise !
Cette anecdote symbolise à elle seule le divorce entre la France officielle et la musique qui fut consignée au Conservatoire, cette fabrique de singes savantsgavés de solfège qui fabriqua, à l'instar des autres grandes écoles de l'excellence française, de grands professionnels de la pratique musicale voire, qui contribua à l'éclosion de grands génies de la musique mais qui ne put jamais remplacer ce qui fut détruit à la Révolution française pour n'être jamais réellement remplacé: l'apprentissage de la musique par le chant choral et maîtrisien dès le plus jeune âge à l'église.Ou l'apprentissage de la musique par le chant collectif spirituel quotidien en famille à la maison.
La France a donc cumulé un double handicap en matière de culture musicale: ne pas être un pays de tradition protestante majoritaire tout en devenant un pays de tradition laïque militante opposée à une culture catholique autrefois dominante et qui n'était pas, elle-même, très intéressée par la vulgarisation d'un dogme par la musique comme le firent les protestants luthériens notamment.
La pratique musicale s'est donc très vite spécialisée dans les conservatoires pour former les meilleurs musiciens de province dans le but de nourrir les orchestres d'un théâtre musical centraliséà Paris. Voilà pour les plus talentueux. Pour les autres: on faisait de la musique de fanfare militaire. A moins de devenir professeur de musique à domicile pour les dames de la bourgeoisie devenues folles de leur piano ("l'opium des femmes" disait Debussy). Quant au peuple, il était laisséà lui même, à ses musiques de danses traditionnelles dans les provinces ou à ses chansons de ville mélancoliques et contestataires de l'ordre social.
Ce difficile héritage a pesé lourd et il pèse encore malgré les 60 dernières années d'action volontariste de l'Etat pour conduire une décentralisation culturelle notamment musicale à l'initiative de Marcel Landowski placé sous l'autorité d'André Malraux (création de conservatoires et d'orchestres symphoniques en "régions"). Car l'éducation artistique et, notamment, musicale, demeure le parent pauvre de l'Education Nationale: elle disparait d'ailleurs totalement au lycée sous prétexte de l'existence des écoles de musique et des conservatoires.
La formation d'une pratique musicale d'élite et concentrée à Paris est donc la règle en France depuis la Révolution avec pour conséquence, un véritable désert culturel: celui d'une population française littéralement "amusique" qui consomme plus que jamais la musique des autres au lieu de pratiquer concrètement la sienne propre.
La musique est, en conséquence, révélatrice du rapport compliqué qu'entretiennent les Français avec leur identité nationale au regard de ce que les pratiques musicales traditionnelles vivantes chorales ou instrumentales peuvent véhiculer en terme d'identité collective dans d'autres pays ou dans certaines régions françaises:
Sans pour autant tomber dans la caricature d'un folklorisme "moisi", épouvantail brandi régulièrement par des élites culturelles françaises (donc parisiennes) effrayées par la montée du vote Front National, qui préfèrent s'intéresser aux traditions musicales plus ou moins authentiques venues "du Monde" ou qui préfèrent se vautrer dans le confort sucré de la sous-culture musicale dominante diffusée par le soft power mondial américain (la fameuse "pop culture" dont le "pop" renvoie moins au "pop" de populaire qu'au "pop" de "pop corn"), ces élites devraient, au contraire, soutenir de leur pouvoir social prescriptif une véritable éducation populaireau service d'un élitisme pour touspour valoriser le patrimoine musical européen ou pour soutenir le peu de pratique musicale concrète populaire authentique qui existe encore sur nos territoires (on pensera par exemple, aux expressions musicales dans les langues de nos régions).
Ainsi sur France Inter, antenne d'un service public de la radio nationale qui entretient un orchestre symphonique et une maîtrise chorale, la musique dite "classique" passe régulièrement pour une musique pour vieux cons bourgeois friqués ou pour une musique anti-jeunes ou encore pour de la musique d'ambiance calme et sereine à n'écouter que dans des parkings souterrains payants. Autre exemple symptomatique: la déambulation du nouveau président Macron dans la cour du Louvre au soir de son élection commençant avec un enregistrement de l'hymne à la joie de Beethoven pour célébrer l'Europe et qui s'achève au son d'une musique techno tout droit sortie d'une boîte de nuit... On s'épargnera la peine, enfin, de nous souvenir de la "playlist" musicale (pour parler le français d'aujourd'hui) enregistrée sur le téléphone portable d'un président de la République précédemment en poste et dont le gouvernement avait drastiquement réduit le budget alloué aux conservatoires et aux écoles locales de musique.
Dans ce contexte peu favorable, on saluera la belle et courageuse initiative normande qui suit:
Une Normande veut mettre la musique au cœur de l’entreprise
Et si l’on chantait ensemble au boulot ? C’est le pari de Solange Rilos-Letourneur, une musicienne d’origine normande, qui veut intégrer le chant et la musique dans le travail.
Elle est de ces personnalités qui ne laissent pas indifférent. Une passion chevillée au corps, de l’énergie à déplacer les montagnes, mille idées à la seconde, une volonté de fer… À 47 ans, la Versaillaise Solange Rilos-Letourneur, originaire de Bernay (Eure) a opéré un nouveau virage dans son parcours personnel et professionnel en créant OME pour Organisation musique entreprise après une vingtaine d’années dans les ressources humaines.
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La musique ? Moins de 3% de la population active !
Une association qui veut replacer la musique et le chant au cœur de la vie des entreprises et inscrire cette démarche dans le cadre générique du bien-être au travail. Une approche précurseur pour ne pas dire révolutionnaire au regard de nos pratiques hexagonales et surtout de l’incroyable faiblesse de la pratique de la musique dans notre société. « Il faut savoir que moins de 3% de la population active française pratique alors que, dans d’autres pays comme aux USA, dans les états scandinaves, nous sommes à deux chiffres ! » relève Solange Rilos-Letourneur.
L’engouement suscité dépasse ce qu’elle imaginait. Les télévisions s’intéressent à son projet, les demandes des entreprises se succèdent.
Des mentors bernayens
Solange Rilos-Letourneur a la musique inscrite dans son ADN. Originaire de Bernay (Eure), elle pratique le violon depuis l’âge de 5 ans et se souvient encore des enseignements du directeur de l’école de musique, M. Nasselet. Il a fait partie de ces mentors qui ont marqué sa vie à l’image aussi de ses professeurs de français, Philippe Delerm au collège Marie-Curie et Mme Berthomieu au lycée Fresnel. Des enseignants qui ont joué un rôle de catalyseur chez cette boulimique de connaissances.
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Bac C en poche, elle a envie de liberté, part pour la fac de musicologie àRouen (Seine-Maritime) et, au niveau de la licence, s’inscrit également en Droit àCaen (Calvados) où elle décroche un DESS de Droit des affaires puis un diplôme à l’IAE (Institut de l’administration des entreprises).
À 20 ans, elle travaille comme maître auxiliaire de musique. Au lycée de Pont-Audemer (Eure), elle se lance son premier défi comme elle l’explique :
Je voulais monter un spectacle, faire venir sur scène tous les élèves. Pour trouver des fonds je suis allée voir les commerçants, j’ai vendu des pains au chocolat toute l’année. Les profs n’étaient pas très chauds mais le proviseur m’a suivi.
Rencontre avec la chorégraphe Karine Saporta
Le soir même du spectacle, la pression retombée, c’est une révélation pour elle, « de voir ces parents, ces élèves qui avaient passé les obstacles, qui s’étaient dépassés. C’était un véritable déclic physique, je voulais mettre sur pied des projets ! »
Elle contacte le festival À Caen la paix qui en était à ses débuts et fait la rencontre de la chorégraphe Karine Saporta mais également du compositeur Mickaël Nyman. « Une année folle, je me retrouve administratrice de la troupe de la première danseuse, j’étais complètement dans le cœur de ce que je voulais faire, la gestion de projets, le droit, les arts, la musique ! »
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Elle se voit, pour la suite de sa carrière, directrice de centre culturel, de Scène nationale. Une rencontre la fait opter pour un tout autre univers, celui du droit social, de la gestion des coûts du travail en entreprise. Elle se forme comme elle en a l’habitude, comme un sportif de haut niveau et, au bout de trois mois, elle donne des cours à des personnes ayant plus de 20 ans de carrière.
Le droit du travail à 200%
Durant 20 ans, à 200%, payée sur les résultats, elle va mettre en musique le droit du travail, le mathématiser, détecter des talents, rencontrer les grands décideurs, affirmer une expertise inédite dans son domaine.
Ce qui la propulse en 2007 à la tête du Syndicat des professionnels en optimisation des coûts, sans qu’elle ait postulé ! Seule femme dans ce métier, elle se place à la tête d’une commission d’éthique, « je voulais de la justesse, de la justice, donner des lettres de noblesse à cette profession ».
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Comme elle ne se sent pas dans son élément, elle donne sa démission deux ans après. Repart dans son cabinet avec 60 collaborateurs et des investisseurs qui tentent de la suivre lorsqu’elle pose ses exigences : « J’ai des enfants, cinq, c’était à prendre ou à laisser ! » Autant dire que dans un monde encore très codifié et figé, les pauses allaitement en plein conseil d’administration faisaient parfois tousser.
Jusqu’à la rupture où elle rachète les parts de ses associés et reprend sa liberté, une nouvelle fois !
« Tu retourneras à la musique »
Trop indépendante, trop anglo-saxonne dans son approche entrepreneuriale… ça passe ou ça casse. Elle se souvient d’une phrase qu’on lui avait sortie à ses débuts : « tu retourneras à la musique ».
Un break en forêt avec son cheval lui procure un autre déclic. La musique, le chant, doivent intégrer les entreprises, « mais on n’y arrivera que s’il y a des incitations à l’image de ce qui existe pour le sport en entreprise ».
Lorsqu’une entreprise économise des millions d’euros en charges sociales, quel usage en est fait ensuite ? La COP 21 et la COP 22 ont prévu des taxations sur les notions de responsabilité sociétale. Mais est-ce que l’on donne aux salariés la possibilité de s’exprimer, est-ce qu’on essaie de développer la créativité, est-ce qu’on leur permet d’apporter des choses au-delà de ce qu’on leur demande dans le cadre de leur mission ? Autant de questions soulevées par son approche.
« Chaque foyer doit avoir son instrument de musique »
« Chaque foyer aura son ordinateur portable lançait Steve Jobs, chaque foyer doit avoir son instrument de musique » estime Solange Rilos-Letourneur. Pour aller au bout de sa démarche, elle liquide sa propre société, ne garde que ses meilleurs clients et active l’Organisation musique entreprise (OME) en 2016.
Son nouveau défi, sa nouvelle partition, avec la conviction que quelque chose de puissant est en train de se créer, une lame de fond dont elle ressent les prémices. Face aux premières chorales en entreprise elle n’hésite pas à parler « d’instants magiques, la musique joue le rôle d’un phare dans la mémoire et certains salariés sont submergés par l’émotion. »
Son dernier projet l’a amenée dans le Cantal,à Aurillac, où elle a proposé de mettre en avant les chants auvergnats, le résultat a dépassé ses espérances ! En septembre elle veut rassembler à la Défense à Paris des milliers de choristes, un défi de plus.
Laurent Rebours
Créer des heures de qualité de vie au travail
Son projet, elle va le porter sur un plan législatif, « toute action de prévention en entreprise, de bien-être, devrait être source de réductions des cotisations d’accidents du travail ». Le chant et la musique entrent ainsi dans les solutions sur la qualité de vie et son idée est de créer des « heures de qualité de vie au travail »à raison de deux heures par mois pour commencer. Elle y voit un réel projet d’intérêt général permettant de lutter contre les risques psycho-sociaux. Sa rencontre récente au Canada lui donne raison car, même dans ce pays bien plus en avance sur ces question, elle fait figure de précurseur. Et, lors d’un autre voyage officiel au Congo, elle a échangé avec un griot. Un projet s’y construit : organiser la sauvegarde du patrimoine immatériel de la musique.
Pour en savoir plus : le site internet OME Musique. Mail : contact@ome-musique.com. Voir la vidéo de nos confrères de BFMTV sur Solange Rilos-Letourneur ici.